L'INVISIBLE #2
Alors qu’il terminait Le Joli Mai en 1962, Chris Marker réfléchissait à une histoire qu’il raconterait en photos. Le Joli Mai est un film grave. Le thème de la guerre d’Algérie y revient de façon permanente. Le cinéaste s’inquiète de voir les classes populaires quitter les quartiers vivants et totalement insalubres de Paris pour des banlieues nouvellement construites, propres et modernes, mais sans âme. Finalement, ces inquiétudes matérielles le conduisent à une méditation mélancolique sur la société de consommation qui est en train de prendre forme à l’époque. L’humour reste cependant très présent dans Le Joli Mai.
La Jetée est peut-être le seul film de Chris Marker où l’humour est absent. La crise des missiles de Cuba sera le point historique culminant de cette période. Moins de vingt ans après Hiroshima et Nagasaki, la Guerre Froide a atteint son paroxysme. Une guerre nucléaire mondiale est de l’ordre du possible.
A cette époque, en France, on croit cependant encore beaucoup au progrès. La Jetée, c’est celle de l’aéroport d’Orly, dont la construction vient de s’achever. Les familles parisiennes viennent y passer le dimanche pour observer les mouvements des avions. En 1963, année de sortie du film, l’aéroport d’Orly est le monument le plus visité de France, devant la Tour Eiffel.
C’est dans ce cadre moderne et insouciant que Chris Marker choisit de placer les premiers photogrammes de son film, qu’il a baptisé photo-roman. La Jetée adopte une forme de cinéma assez singulière. C’est la seule œuvre de Chris Marker qui soit une fiction et qui ne puisse être considérée comme « documentaire », ce mot dont il disait qu’il était à la fois très désagréable et pourtant le seul, dans la langue française du moins, qui permette de cataloguer « l’autre face du cinéma ». En utilisant uniquement des photogrammes, à l’exception d’un seul plan filmé, Chris Marker donne volontairement à son œuvre de fiction la forme d’un film inclassable.
La Jetée est composé d’une succession de photos réalisées au Pentax 24x36, certaines retravaillées, qui forment un film de 30 minutes. La composition des photos est très soignée, de façon à ce que leur succession provoque un effet cinématographique. A l’exception d’un unique et court plan filmé sur Hélène Châtelain ouvrant un œil dans son sommeil, toutes les images de La Jetée sont immobiles. Certains photogrammes passent rapidement, quelquefois si vite que cela provoque un effet de fondu ; le film s’attarde plus sur d’autres.
Chris Marker
Né Christian-François Bouche-Villeneuve, est une personnalité prolixe et complexe du milieu des arts, du cinéma et de la littérature. Tout à la fois réalisateur, écrivain, philosophe, critique, photographe et producteur français, son œuvre s’attache à observer, avec curiosité, discernement et ironie, les vicissitudes de l’histoire mondiale tout autant que l’évolution des modes de vie de l’individu en société. La Jetée est un film sur le temps et la mémoire, composé presque exclusivement d’images photographiques en noir et blanc sur lesquelles une voix-off raconte un récit de science-fiction : sur fond de désastre post-nucléaire, le protagoniste, otage d’expérimentateurs scientifiques, est envoyé le long de l’axe du temps, dans le passé et le futur, à la recherche des moyens qui lui permettront de survivre.