L'INVISIBLE
Eva est la mère de mon père. Elle vient de nous quitter, et j’ai le sentiment qu’avec ce départ, c’est tout un monde qui s’éteint. Celui d’une petite paysannerie à hauteur d’hommes et de femmes transmise de générations en génération depuis la nuit des temps.
A l’échelle de mon histoire familiale, la cassure s’opère avec la génération de mon père. Nous sommes bien, lui et moi, les nouveaux absents de cette longue histoire. Nous sommes ceux qui sont partis. Les campagnes se vident, une langue s’éteint, et nous nous retrouvons face à la fin d’une certaine manière d’habiter et de penser le monde.
Je me dis qu'il suffit donc de deux générations pour perdre et oublier. Perdre une langue que l’on ne m’a jamais apprise, oublier les contours d’un monde dans lequel je n’ai pas vécu.
Depuis la mort d’Eva, je ne peux m’empêcher de me demander: que reste t’il? Et que faisons nous de tout ce qui nous précède?
Pour faire face à cet effondrement, je remonte les méandres de l’arbre généalogique et je retrouve une branche qui n’a pas coupé le lien. Je réalise avec étonnement qu’elle n‘est pas si loin. Elle est même toute proche, juste de l’autre côté du vallon. Là bas, les descendants de l’autre lignée ont mis leurs pas dans le sillon creusé depuis plus de quatre généra- tions et continuent d’avancer. Alors je ressens le besoin d’aller prendre la mesure de ce qui manque. Aller voir, là où le regard a encore la possibilité de voir, là où tout n’a pas encore disparu.
En arrivant de l’autre côté, je retrouve Guillaume, mon cousin éloigné. Je réalise que nous avons presque le même âge. Je comprends qu’il est le dernier de tous ces hommes et toutes ces femmes qui étaient là avant moi. Je me dis que nous sommes lui et moi les héritiers discordants d’un bout d’histoire commune. Les représentants d’une paysannerie au car- refour de deux lignées, une du prolongement, l’autre de la rupture.
Le film se déploie dans ce qui reste et ce qui se perd. Ce qui reste dans les âmes et dans les lieux, tout ce que l’on choisit de garder ou de ne pas oublier, tout ce qui nous attache à la question de nos origines. Mais aussi les manques et le vide, tout ce que l’on ne transmet pas, ce que l’on abandonne ou qui se transforme. Toutes ces permanences et ces mutations dans lesquelles nous cheminons et qui sont pour moi les signes de ce temps qui nous constitue et qui ne cesse d’avancer.
Pauline Lariviere est musicienne de formation.
Son parcours de chanteuse lyrique la conduit à travailler régulièrement dans les structures nationales de l’opéra de Bordeaux, de l’opéra de Lille et de l’opéra de Paris. Mais le parcours vocal, aussi dense soit-il, vient soulever de nouvelles envies. Celles de s’aventurer ailleurs et franchir les frontières qui séparent les disciplines. Le théâtre et le cinéma documentaire se font nouveaux territoires.